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Week #3: Fatoumata Diabaté
Interview
Propos recueillis auprès de Fatoumata Diabaté le 1er mai 2020:
1 - Fatoumata, tu es actuellement confinée à Montpellier avec tes enfants. Comment se passe cette période très étrange?
Oui effectivement je suis confinée à Montpellier avec mes enfants et nous partageons une vie commune 24h/24, ce qui n'est pas facile parfois, mais ça va tout se passe bien. J'ai une paix intérieure qui me permet de rester zen ! Tant qu'il y a de la vie on dit qu'il y a toujours de l'espoir.
2 - Est-ce que tu utilises cette période pour explorer de nouvelles pistes de travail?
Je dois dire qu’à force d'être connectée sur les réseaux sociaux cela m' inspire et me donne des idées. Je suis assez intéressée par notamment les différents moyens que chacun utilise pour se protéger du virus. Il y a dans cette inventivité quelque chose de très positif. J’ai donc engagé un nouveau travail inspiré par les détournements d’objets du quotidien, de ceux que l’on trouve chez soi, de l’horloge aux sous vêtements que j’ai mélangé avec mes accessoires de studio. Je n’en dis pas plus mais à découvrir très bientôt.
3 – Si tu devais choisir 5 mots et seulement 5 mots pour décrire ton travail quels seraient-ils?
Expression, conscientisation, témoignage, dénonciation et valorisation.
4 – Fatoumata, tu es de Bamako, tu vis aujourd’hui en France. Est-ce que ce changement de pays et de culture a influencé ton travail? De quelle manière?
Je suis de Bamako, je vis en effet en France depuis 4 ans. Le changement d’environnement a certes influencé mon travail, mais parfois je me rends compte que j’ai besoin de rentrer à la source, au Mali pour développer certaines inspirations. Les cultures traditionnelles et sociales propres au Mali sont au coeur de beaucoup de mes projets, j’y retourne donc souvent.
5 – Tu as réalisé de nombreux reportages, comme sur la crise alimentaire au Niger ou la sécheresse en Ethiopie. En quoi cette expérience documentaire de terrain en Afrique a-t-elle des répercussions sur ton travail artistique?
Pour moi ce sont deux choses séparées. Il y a un temps pour tout. Mais il faut savoir que j’ai commencé par le reportage. J’ai débuté avec de nombreuses commandes à la demande d’ONG actives dans l’humanitaire comme Oxfam ou la Bill and Melinda Gate foundation. J’adore ça. J’apprends tellement sur les gens, l’environnement, la culture. C’est très enrichissant.
Quand j’ai travaillé sur les Peuls du Niger en 2010, je les voyais à Bamako qui vendaient des médicaments puis je suis allée chez eux. C’était merveilleux, je me suis rendue compte de la puissance de leur culture.
Donc oui, par rebond le reportage vient nourrir mon travail artistique même si les deux s’inscrivent dans une démarche très différente.
6 – Deux séries sont particulièrement emblématiques de ton travail: L’Homme en objet et L’Homme en animal. Quel est l’importance de ces deux séries dans ton travail?
Oui les deux séries évoquent la valeur de la tradition et de la transmission orale au Mali en particulier et en Afrique en général. C’est ce qui accompagne ma démarche artistique et aussi ma vie courante.
L’oralité est au centre de tout: de mon enseignement, de ma formation. Donc oui ces deux séries sont le socle. Elles racontent d’où je viens, ce qui structure ma pensée et les mécanismes profonds de la société malienne. La transmission par le conte c’est l’école d’autrefois où on se réunissait autour du feu ou du baobab pour écouter les anciens comme je faisais petite à Koutiala (région de Sikasso).
Est-ce que ça été pour toi un point de départ dans ton exploration du portrait?
Quand je suis rentrée dans la photo, je ne voulais pas être photographe de mariage et de baptême. Mon école de photo, le CFP de Bamako, m’a fait travailler sur deux reportages: les femmes qui font du savon dans les rues de Bamako et le sujet de la vie la nuit. De là est sortie cette série, Sutigi ou j’ai pris pleinement conscience de la force émotionnelle du portrait.
Il y a eu cet autre projet vers 2003, avec l’association Les Lionnes de ma commune, où la démarche était de réaliser des portraits des femmes leaders et intellectuelles de Bamako. Un autre révélateur pour moi.
Donc mon travail sur le portrait est bien antérieur à L’Homme en objet et L’Homme en animal.
7 - Certains de tes travaux sont en couleur (comme la très belle série Stutigi), d’autres sont en noir et blanc. Qu’est ce qui guide tes choix?
Merci pour le compliment ! Le choix entre couleur ou noir et blanc se fait à l’instinct: parfois au moment de la post-production, parfois au moment de la création même. Ce n’est jamais prémédité.
8 - En ce moment sur quoi travailles-tu? Quels sont tes prochains projets?
Je travaille sur un ensemble de photographies qui s’intitule « Miroirvid-20 », dont je vous parlais plus haut. Je l’ai réalisé en plein confinement, à un moment où je sentais l’envie de témoigner à ma façon de cette situation inédite. J’ai alors réalisé que j’avais besoin de remplir un miroir vide, de le remplir d’images, d’informations et d'échanges.
9 – Tu es très impliquée au Mali dans la formation et le soutien aux femmes photographes. Peux-tu nous en dire plus?
En effet, je préside l’association des femmes photographes du Mali depuis décembre 2017. Un collectif ayant un grand rôle de soutien envers les femmes qui dans ce secteur n’ont pas les mêmes chances ni les mêmes conditions au départ. Nous poussons à créer, échanger, professionaliser ces femmes photographes qui pour donner un exemple concret abandonne souvent leur carrière au moment du mariage. On se soutient entre nous.
Il y a également un rôle de témoignage.
J’ai proposé une exposition lors de la dernière Biennale de Bamako intitulée À contre-courant, en hommage à toutes les femmes mortes sous les coups de leur conjoint – notamment Ténin Niambele, décédée à la suite des blessures infligées par son mari en septembre dernier. Le titre a pris une autre forme pendant le confinement "La voix des résilientes".
10 – Merci Fatoumata. Un dernier mot pour nos lecteurs?
J’aimerais m’adresser aux femmes en particulier, et leur rappeler ce proverbe français que j’apprécie
beaucoup: Il n’y a pas de sots métiers mais uniquement de sottes gens!
C’est une citation apprise à l’école primaire. Il faut savoir que souvent au Mali, dans les classes il y a inscrit aux murs des citations de ce type. J’ai retenu celle-là avec Seul le travail libère l’homme. Ces deux phrases m’ont toujours accompagnée, guidée et permis d’aller de l’avant.
Press quotes
One of our favorite photo exhibitions this season is at Charles-Wesley Hourde’s 31project gallery, in Paris, until April 27th.
(…) the Malian photographer Fatoumata Diabaté is showing photos from two personal projects, Man as Animal and Man as Object, which she developed between 2011 and 2015 as a way of looking into the evolution of Malian traditions and beliefs.
True Africa – Avril 2019
Fatouma Diabaté parcourt la France avec son studio ambulant. Mais aujourd’hui, c’est son travail personnel qui est à l’honneur. Deux insolites séries de portraits en noir et blanc montrent des personnages tout droit sortis d’un univers de conte. Dans la première, les visages d’enfants sont cachés par de naïfs masques en papier, évoquant les animaux de la brousse. Alors que la seconde montre des femmes et des hommes la tête dissimulée derrière une calebasse, un tamis, enveloppée d’un pochon en plastique, etc. Autant de modestes objets qui prennent ainsi une valeur symbolique afin de (peut-être) suggérer le labeur des femmes, le manque d’eau ou l’envahissement des sacs plastiques. Mais qu’importe, le premier effet révèle une maîtrise de la forme. Des images pleines de poésie.
TTT – Télérama – Avril 2019
Dans ses photos en noir et blanc, Fatoumata Diabaté revisite les légendes du Mali, et ses contes qui traversent les âges et les continents. Dans la galerie parisienne où les photos de l’artiste sont exposées, une photo fait référence à un conte qui pourrait s’apparenter au mythe de Cendrillon. Une femme y apparaît, assise dans un escalier, les cheveux lui couvrant entièrement le visage. Charles-Wesley Hourdé, galeriste, évoque la rareté des artistes femmes africaines, et encore plus les femmes photographes. Militante, Fatoumata Diabaté aide les jeunes photographes maliennes au travers d’une association. Et son art n’a rien à envier à ses prédécesseurs Malick Sidibé et Seydou Keïta.
TV5 monde – Culture – 9 mai 2019
About the work of Fatoumata Diabaté
Par Yves Chatap
Récompensée par le Prix Afrique en création lors des Rencontres africaines de la photographie en 2005, Fatoumata Diabaté puise dans l’imaginaire et le merveilleux pour nous parler d’humanité.
Née en 1980 à Bamako, elle s’initie à la technique photographique au Mali et se passionne très tôt pour ses contemporains que ce soit au travers d’une installation performative comme « Le studio photo de la rue », hommage revendiqué à Malick Sidibé et Seydou Keïta, que par des séries personnelles plus développées. L’influence de ses maîtres se retrouve dans l’usage du noir et blanc qu’elle affectionne particulièrement.
Oscillant entre théâtralisation et photographie sociale, compositions maitrisées et apparente légèreté de ses sujets, Fatoumata Diabaté crée des images singulières avec des portraits toujours cadrés en légère contreplongée. La question de l’identité est au coeur de sa pratique.
Des portraits comme ceux de la série « L’homme en animal » dont les regards fiers résistent aux nôtres, témoignent du rapport direct qu’elle entretient avec ses modèles et de sa façon de vivre la photographie comme une rencontre.
Les deux séries, « L’homme en animal » et « L’homme en objet », conçues sur le mode du récit et dans une même continuité, sont inspirées par les rêves et les contes. Ces images sont pensées avec simplicité, comme une évidence. Celles-ci sont en lien avec les recherches de l’artiste sur les survivances ou évocations de son enfance.
La série « L’homme en animal » a été réalisée à Sikasso avec des enfants interprétant des rôles d’animaux. Chaque portrait raconte une histoire, celle du « singe sage » ou du « mendiant ». Autant de contes qui ont été transmis de génération en génération et qui sous-tendent les règles morales et sociales des communautés. Tels des chimères nées de ces contes les masques portés par les enfants sont un miroir tendu à notre condition humaine. Ils sont profondément liés à ces mondes fantasmatiques qui modèlent notre compréhension du réel.
« L’homme en objet » est une série où Fatoumata Diabaté traite de ses contemporains par le prisme de l’objet. Puisant dans l’imaginaire collectif malien, l’objet usuel, celui du quotidien, prend ici une puissante valeur symbolique. Ils sont doués d’une entité et d’un caractère propre et souvent utilisés dans la structure narrative des contes.
Que le masque soit animal ou que le masque soit objet, c’est la figure humaine qu’il recouvre et qu’il dissimule. L’homme passe à l’arrière-plan et devient un corps hybride entre animal et objet. Ainsi, les portraits de Fatoumata Diabaté inventent de nouveaux modes de transmission et renouvelle le récit traditionnel lié aux contes.
Photographe engagée, devenue l’une des figures incontournables de la photographie en Afrique de l’Ouest, elle développe un style spontané et vivant, très fort plastiquement, directement issu du patrimoine photographique malien dont elle revendique la filiation. A travers ses images, c’est un retour sur sa propre histoire qu‘elle accomplit.